Lorient: le domus des enfants Pleyber
Marguerite
Marie ThŽrse, Charles Jean Marie et Joseph Jean Alphonse sont les trois
enfants de Charles Marie. Marguerite a un prŽnom que la famille utilise
normalement sans le dŽformer. Par contre les garons sont ds leur naissance
baptisŽs d'un surnom qui les distingue de leur pre et de leur oncle. Petit
Charles est Charlot et petit Joseph est Jobic. Ces jeunes enfants ont vŽcu chez
leurs grands parents ˆ Lorient aprs le dŽcs de leur maman en octobre mille neuf
cent quatre vingt seize. A cette Žpoque, Marguerite a cinq ans et Charlot deux
tandis que Jobic a six mois. Le souvenir de leur mre trop vite disparue
restera sans doute bien flou pour les deux et quasi inexistant pour Jobic..
Dans la maison familiale, grand-mre Marie a bien du travail pour s'occuper des
trois petits.
Comme les
enfants de Charles, le fils ainŽ de Joseph, Jean-Baptiste, a perdu sa maman qui
est dŽcŽdŽe en fŽvrier mil huit cent quatre vingt seize. A la suite de ce
dŽcs, Jean-Baptiste a d'abord ŽtŽ recueuilli par sa grand mre maternelle Anne
Goavec, nŽe Auffredou. Celle-ci vit ˆ Saint Pol de LŽon o elle tient commerce.
Pendant le sŽjour de son petit fils, Anne Goavec profite de lÔoccasion pour le faire photographier. On confie
ˆ l'enfant un fusil de bois bien menaant sans qu'il ne sache vraiment que
faire avec un tel attirail! Voilˆ une belle photo que l'on envoie ˆ son papa en mission
au Soudan (Mali) pour que celui-ci se rende compte ˆ quel point son fils a
grandi! Au retour du Soudan, Joseph Žpouse Marie Ringue en mil neuf cent un.
Jean-Baptiste rejoint alors le nouveau foyer de son pre ˆ Brest. Mais deux ans
aprs, c'est un autre bouleversement qui se produit dans la vie de
Jean-Baptiste; il est seul avec Marie lorsqu' elle dŽcde en aout mil neuf
trois alors que son pre est au Tonkin. Jean Baptiste va chez les grands
parents Pleyber alors que ses cousins sont sur le point de rejoindre la
nouvelle famille de leur pre Charles. Jean Pleyber,
le grand-pre, termine une carrire de brigadier des douanes.
Pendant ces
huit dernires annŽes les trois cousins ont ˆ tour de r™le vu revenir leurs
pres. Charles et Joseph ont ŽtŽ rŽgulirement envoyŽs dans quelque colonie.
Pour Joseph ce fut successivement en Cochinchine, au Soudan et au Tonkin; pour
Charles ce fut d'abord la Martinique; il a pu retrouver son frre en
Cochinchine puis se retrouve au Tonkin. C'est un chassŽ-croisŽ entre des deux
frres; ils jouent alternativement le r™le de pre auprs des quatre petits
lorientais ˆ chacun de leurs courts sŽjours au pays.
Pendant les
dernires annŽes Charles Žtait enfin revenu ˆ Lorient mais ses obligations
militaires l'avaient de nouveau ŽloignŽ de la maison familiale lorientaise. Il
a du servir ˆ Quiberon d'o il ne peut revenir que pour quelques jours de
permission. C'est ˆ cette Žpoque qu'il dŽcide de se marier avec une
vannetaise : EugŽnie Vigean, rencontrŽe ˆ Quiberon.
Au trois de la rue Porte Prison ˆ Vannes
Ce mariage,
cŽlŽbrŽ le vingt deux juillet mil neuf cent trois, est un ŽvŽnement important
dans la vie des trois enfants de Charles. Pour eux la vie ˆ Lorient est
terminŽe. Ils habitent maintenant au trois de la rue Porte Prison ˆ Vannes dans
le nouveau foyer de leur pre . Ils changent d'Žcole et font connaissance avec
de nouveaux camarades au collge public Jules Simon. EugŽnie doit s'organiser
pour gŽrer tout son monde. AidŽe d'une bonne, elle est aussi secondŽe par sa
mre; celle-ci lui prodigue ˆ longueur de temps conseils et recommandations qu'elle
suit plus ou moins suivant son humeur. Mais tout de mme, cette aide est
d'autant plus prŽcieuse que bient™t elle va se retrouver seule ˆ mener ce petit
monde.
En effet,
Charles vient de prendre une dŽcision importante qui lui permet d'Žchapper ˆ la
voie de garage que constitue son affectation au centre de Quiberon o il n'a
qu'une mission de soutien au centre d'essai de la Marine. Comme on le sait, il
a acceptŽ de rejoindre le SŽnŽgal o un poste de dŽtachŽ de l'Administration
Militaire lui a ŽtŽ proposŽ pour intŽgrer le Haut Commissariat des Travaux
Publics de cette colonie. C'est une mission particulirement intŽressante au
point de vue de sa compŽtence en architecture. Ce n'est certes pas le PŽrou!
Mais les Žmoluments associŽs ˆ une telle mission sont suffisamment intŽressants
pour qu'il puisse espŽrer mettre de cotŽ les rŽserves financires nŽcessaires
pour s'Žtablir comme architecte ˆ Vannes. C'est ce qu'il compte faire quand il
aura pu faire valoir ses droits ˆ la retraite.
Deuxime
sŽjour de Charles au SŽnŽgal.
C'est en effet
un retour au SŽnŽgal pour Charles. Il s'Žtablit ˆ Saint Louis. Neuf ans ont
passŽ depuis son premier sŽjour comme garde stagiaire en mil huit cent quatre
vingt quinze. Il dŽcouvre un nouveau SŽnŽgal si on peut dire tant les choses
ont ŽvoluŽ depuis les annŽes quatre vingt quinze. La paix semble bien Žtablie
et le dŽveloppement industriel est flagrant. Pour les europŽens qui sŽjournent
au SŽnŽgal, la domination franaise y est Žvidente; elle ne semble pas pouvoir
tre mise en cause par les autochtones. L'expansion Žconomique basŽe
principalement sur la culture de l'arachide, vŽritable or du Sénégal, a
favorisŽ un mode de cohabitation apaisŽ o chacun semble trouver sa place en
relation avec son origine sociale. En fait, la vie sociale est cloisonnŽe de
telle sorte qu'europŽens, mŽtis ou indignes ne se rencontrent habituellement
que pour des relations professionnelles codifiŽes.
Un peu
d'Histoire.
La prŽsence
franaise bien affirmŽe dans les rŽgions c™tires est acceptŽe sinon supportŽe
dans les rŽgions de l'intŽrieur en fonction de la prŽsence et des pratiques de
l'administration militaire. Cette administration crŽŽe dans les annŽes dix huit
cent soixante par Faidherbe a servi de modle pour l'organisation des autres
colonies de l'A.O.F que sont le Soudan, la GuinŽe, la Cote d'Ivoire. On
respecte les pratiques religieuses tout en cherchant ˆ faire na”tre une
gŽnŽration de Franais d'Afrique ˆ mme de participer ˆ la pŽrennitŽ de
l'Empire franais. A cette Žpoque, Faidherbe avait mme crŽŽ un rŽseau d'
Žcoles la•ques complŽtant les Žcoles tenues par des congrŽgations catholiques
Žtablies depuis le dŽbut de l'occupation comptoirs franais. Il s'agit des
"ƒcoles d'Otages" dont le nom s'explique par le fait que chaque Žlve,
recrutŽ de force, Žtait fils d'un de chef local rŽcemment ralliŽ aux autoritŽs
franaises; on pensait s'assurer ainsi un dŽvouement sans faille. Au fil des
annŽes, une telle coercition a disparu. L'esclavage a ŽtŽ mis hors la loi sur
le territoire du SŽnŽgal. Mais il faudra attendre l'annŽe 1903 pour que soit
dŽcidŽe la crŽation d'un systme scolaire pour l'ensemble de l'A.O.F. L'idŽe
d'une "France Africaine" fait lentement son chemin comme le montre
les multiples tentatives d'accorder la nationalitŽ franaise aux indignes.
Une
citoyennetŽ franaise ˆ envergure variable:
L'idŽe
d'accorder ˆ certains indignes la citoyennetŽ franaise date de la RŽvolution
Franaise au moment mme de l'Žmergence de cette notion nouvelle de
citoyennetŽ. Il est curieux de dŽcouvrir que les habitants de l'ile de GorŽe et
ceux de l'ile Saint-Louis ont ŽtŽ parmi les premiers citoyens franais lorsque
l'AssemblŽe Nationale de la premire RŽpublique Franaise leur a accordŽ ce
statut! Un statut qui comporte nŽanmoins quelques dŽrogations eu Žgard aux
pratiques judiciaires musulmanes. Cette promotion n'a pas durŽ trs longtemps
car NapolŽon s'est empressŽ ˆ son arrivŽe au pouvoir de supprimer un tel
statut. L'annŽe mil huit cent quarante huit le voit rŽtabli; cette dŽcision est
accompagnŽe de la crŽation d'un sige de dŽputŽ qui fait de BarthŽlŽmy Durand
Valentin le premier dŽputŽ Žlu en Afrique. Mais ce n'est pas du gout de
NapolŽon III qui supprime ces dispositions en 1852, peu de temps aprs son
arrivŽe au pouvoir. La chute de l' empereur est l'occasion pour la deuxime
RŽpublique de rŽtablir ce droit en 1971... qui est supprimŽ en 1876 sous la
pression de l'administration locale craignant l'influence du dŽputŽ Lafont de
Fongauffier. Puis Jules GrŽvy dŽcide de rŽtablir ce statut en 1879.
Dans les annŽes
1900, les dernires tentatives parisiennes de crŽer l'amorce d'une "
France d'Afrique" au SŽnŽgal n'ont pas ŽtŽ jusque lˆ localement
spŽcialement encouragŽes car les intŽrts Žconomiques et commerciaux dominants
bloquent toute dŽmarche dŽmocratique. Au dŽbut du rŽtablissement de la
citoyennetŽ les dŽputŽs Žtaient issus de milieux possŽdant de l'instruction:
officiers de la marine nationale ou mŽtis faisant partie de la classe
dirigeante. Commerants bordelais et commerants locaux se disputent les
suffrages; l'Žglise intervient Žgalement dans la vie politique. Toutefois, on
voit depuis quelques annŽes Žmerger des personnalitŽs noires peu instruites qui
prennent conscience du r™le important de la politique dans la vie sociale du
pays et cherche ˆ y participer activement.
Administration
du territoire.
Le SŽnŽgal a la
particularitŽ d'avoir quatre communes de la rŽgion c™tire industrialisŽes ˆ
l'opposŽ des autres rŽgions vouŽes ˆ l'agriculture. Elles sont le sige d'un
commerce international fleurissant fournissant du travail ˆ la population
locale ˆ laquelle viennent de plus en plus des se joindre des familles venues
de l'intŽrieur. GorŽe, Dakar, Rufisque et Saint-Louis bŽnŽficient d'un statut
trs proche de celui de leurs homologues mŽtropolitaines. Le reste du
territoire est organisŽ en onze rŽgions d'administration directe. AppelŽes
"cercles", elles concernent une population sŽdentaire rŽpartie en de
multiples communautŽs fermŽes vivant d'agriculture et d'Žlevage. Onze cercles
ont ŽtŽ dŽterminŽs autour des villes de Kayes, BafoulabŽ, Kita, Satadougou,
Bamako, SŽgou, DjennŽ, Nioro, Goumbou, Sokolo et Bougouni. Cette population est
trs diversifiŽe. Elle est composŽe d'origines ethniques variŽes qui se
singularisent les unes des autres par la langue et les croyances. L'histoire de
la cohabitation de ces diffŽrentes communautŽs est remplie de querelles
incessantes qui ont ŽtŽ mises ˆ profit par les franais pour Žtablir la
colonie. ProtŽgeant les faibles, ils soumettaient les forts et restaient pour maintenir
la paix...coloniale. Ces communautŽs sont toujours dirigŽes par des marabouts
qui gardent un grand prestige malgrŽ la prŽsence franaise. Les marabouts en
place sont agrŽŽs par la France qui Žloigne et remplace ceux qui aurait pu
remettre en cause son autoritŽ. Ces chefs locaux ont fait allŽgeance ˆ
l'autoritŽ franaise; ils appliquent eux mmes la juridiction traditionnelle
pour les affaires courantes. Forts de ces pouvoirs conservŽs, ils transmettent
les directives imposŽes par l'AutoritŽ Coloniale et participent ainsi ˆ la
prospŽritŽ Žconomique du pays.
Il n'en reste
pas moins que la subsistance des familles de l'intŽrieur est prŽcaire par suite
de la survenue de disettes ou de maladies qui constituent des flŽaux rŽguliers.
Une vŽritable mutation de la sociŽtŽ se produit. La culture de l'arachide a
remplacŽ celle des plantes nourricires que sont le sorgho et le mil. La
nourriture doit s'obtenir en l'achetant avec l'argent rapportŽ par la vente de
l'arachide aux commerants du littoral. Ceux qui manquent d'argent doivent
trouver ailleurs des ressources pour survivre. Ils rejoignent les villes o de
nombreux emplois subalternes permettent d'assurer la subsistance des familles
et d'apporter des subsides aux anciens, restŽs au pays. Les hommes forts et en
bonne santŽ peuvent Žviter de grossir les rangs des employŽs de l'industrie et
du commerce en choisissant de se faire recruter dans les tirailleurs
sŽnŽgalais. Ils trouvent lˆ une situation intŽressante: la solde est rŽgulire
et les familles sont logŽes. Ces rŽgiments, crŽŽs en 1857 par Faidherbe,
hŽritent d'une longue tradition qui les rend prestigieux aux yeux de la
population. Leur attachement ˆ la France est indŽfectible.
L'
administration du territoire permet d'organiser la transformation industrielle
du SŽnŽgal suivant la volontŽ des colonisateurs. Ceux que l'on appelle des
SŽnŽgalais s'y sont adaptŽs bon grŽ mal grŽ sans pour autant abandonner leurs
mÏurs et croyances que le colonisateur s'efforce de respecter. La population du
SŽnŽgal est particulirement diversifiŽe par les origines ethniques de chaque
clan et par les croyances qui relient entre eux leurs membres.
Les
cultes du SŽnŽgal dans les annŽes 1900.
A Saint Louis
la proximitŽ d'Žglises et de mosquŽes fait partie du paysage sans que personne
n'ai ˆ y redire. On a pu parler du caractre "incurablement
religieux" des Africains. Ce trait de caractre est commun aux multiples
communautŽs ethniques qui vivent au SŽnŽgal.
Pour preuve
d'une telle assertion, on retrouve ici la pratique vivante du trs ancien culte animiste qui dŽfie la
"sagesse" europŽenne. PratiquŽ dans le sud du SŽnŽgal, ce culte est
d'origine sud-saharienne. Les historiens parlent de " religion
cosmobiologique" pour le dŽfinir en un mot. On ne peut gure mieux dŽfinir
l'ensemble de ces croyances qui attestent l'existence d' esprits mystiques
animant l'Univers. Pour les adeptes de ce culte, ces tres sont les ma”tres
absolus du destin des vivants, des morts et des tres ˆ na”tre et de tous les
ŽlŽments naturels. Les animistes pratiquent le culte de gŽnies qu'ils
reprŽsentent sous forme de figurines sacrŽes appelŽes par les europŽens
"fŽtiches". (Voilˆ une dŽnomination d'origine portugaise qui nous
ramne ˆ un trs ancien passŽ et qui se rapproche du franais factice par son origine
latine). Le seul fait de c™toyer de telles figurines ne suffit pas pour obtenir
leur interception en vue de conjurer le mauvais sort. Seuls quelques initiŽs
peuvent pratiquer les rites nŽcessaires pour Žchapper ˆ un funeste destin. Ces
pratiques incantatoires continuent ˆ marquer les mÏurs de tout le pays o le
port de "gris-gris" reste trs "sŽnŽgalaisement correct".
A l'opposŽ de
ces croyances en de multiples gŽnies rŽdempteurs, l'Islam est une religion monothŽiste. Il a ŽtŽ
fondŽe par Mohammad, envoyŽ par Dieu. Religion universaliste, elle s'apparente
au monothŽisme judŽo-chrŽtien. Elle Žtait initialement destinŽe au peuple
arabe. Plus tard, cette religion, se disant universelle, s'est rŽpandue dans le
sud du territoire africain. Ce sont les peuples arabo-berbres du nord qui
l'ont introduit sur les rives du grand fleuve SŽnŽgal . De ce fait, les
communautŽs musulmanes se rencontrent au nord du pays tandis que de nouvelles
communautŽs se crŽent progressivement vers la zone c™tire et le centre. Elles
sont dirigŽes par des chefs militaires locaux trs respectueux des directives
donnŽes par les marabouts vŽritables ma”tres de leurs destins. Cette religion
est majoritaire au SŽnŽgal.
PratiquŽ
seulement par les europŽens ˆ la crŽation des comptoirs, le Christianisme est apparu sur
le territoire sŽnŽgalais ˆ l'arrivŽe des portugais. Au cours des derniers
sicles, ces derniers furent remplacŽs par les franais puis par les anglais et
finalement les franais... Ce sont les franais qui ont introduit le culte
catholique au sein de la population native. Ds 1819, les sÏurs Saint-Joseph de
Cluny transformrent un h™pital militaire en une Žcole rŽservŽe aux Signares.
D'autres congrŽgations arrivrent par la suite des quatre coins de France,
telles que celle des Frres de l'Instruction chrŽtienne de Plormel, celle des
Pres de la CongrŽgation du Saint Esprit ou encore celle des religieuses de
l'ImmaculŽe Conception de Castres. Le premier Žvque de SŽnŽgambie W. Aloys
Kobs a procŽdŽ dans les annŽes 1860 aux premires ordinations de prtres et
religieuses africaines. Le culte catholique est pratiquŽ par la colonie
europŽenne et par quelques communautŽs natives convertis ou en voie de
conversion dans des Žcoles congregationnistes.
Dans les annŽes dix neuf cent la rŽgion sud, o se perpŽtue le culte animiste, est l'objet de dŽmarches de conversion de la part de missionnaires catholiques. Les marabouts ne sont pas de reste: leur venue dans un village est toujours un Žvnement suivi avec attention par la population.
Le
SŽnŽgal dans l'Empire Franais dans les annŽes 1900
On ne saurait
ignorer ce qui se passe en (photos environs sŽnŽgal) dehors des frontires du
SŽnŽgal. Dans le sud et l'ouest du Sahara la domination franaise est
pratiquement acquise malgrŽ l'ultime rŽsistance de Cheik Bouamama; ce dernier
soutenu jusque lˆ par le sultan du Maroc Abd El Aziz voit cette alliance se
dŽgrader a la suite des dissensions internes apparues dans le sultanat; ces
dissensions sont associŽes aux pressions exercŽes par les nations europŽennes
qui se disputent le contr™le du pays. La France, l'Espagne et l'Allemagne sont
en concurrence dans l'Afrique de l'ouest. En 1902, Le colonel Lyautey qui
pacifie la frontire algŽro-marocaine n'a pas hŽsitŽ ˆ pŽnŽtrer au Maroc pour
accomplir sa mission. MenacŽ, le sultan cherche alors l'appui de l'Allemagne et
se dŽsintŽresse de ses voisins africains. L'Allemagne est ŽcartŽe du continent
africain lorsque l'Espagne et la France s'entendent ˆ la confŽrence
internationale de janvier 1906 d'AlgŽsiras contre elle. Des droits de police
sur les ports marocains sont donnŽs ˆ la France et ˆ l'Espagne.(entente cordiale
L'Allemagne est frustrŽe de n'avoir plus aucune colonie en Afrique, elle ne
garde qu'un droit de regard sur l'activitŽ des deux autres nations et se
souviendra de cette humiliation au cours des dŽcennies suivantes.
Le
Sahara AlgŽrien et le Soudan franais
Le Sahara
algŽrien a ŽtŽ ouvert ˆ la domination franaise gr‰ce ˆ l'action militaire
menŽes par des mŽharistes. Ces troupes indignes encadrŽes par des officiers
franais sont particulirement bien adaptŽes au climat du fait qu'elles se
dŽplacent en chameau dans un environnement qui leur est familier. Le Sahara
algŽrien est limitŽ au sud et en partie ˆ l'ouest par le Soudan franais qui
vient d'tre pacifiŽ par l'action remarquable de Xavier Coppolani. A
l'Žtonnement de tous, cet administrateur colonial, surnommŽ le
"charmeur", a rŽussi ˆ d'obtenir le ralliement des populations
locales ˆ la France en protŽgeant les faibles contre les forts. Ce rŽsultat a
ŽtŽ acquis gr‰ce ˆ sa connaissance des us et coutumes locales qui lui ont
permis de respecter la juridiction musulmane dans les actes d'allŽgeance ˆ la
France.
La
Mauritanie.
Au SŽnŽgal, les
autoritŽs de Saint Louis sont inquites des exactions effectuŽes par des
pillards venus du nord. Les rapports sur cette situation se succdent ˆ Paris
car les exactions sont de plus en plus nombreuses. Conscient des enjeux pour la
suretŽ des Žchanges commerciaux entre le SŽnŽgal et le sud AlgŽrien, le
prŽsident Waldeck-Rousseau confie ˆ Xavier Coppolani une nouvelle mission:
Žtendre aux territoires du Sahara occidental la domination franaise en
utilisant les mŽthodes qui ont si bien rŽussies au Soudan. Les populations
concernŽes sont d'origine arabo-berbre traditionnellement alliŽes au Sultan du
Maroc. Elles occupent le "Tr‰b el Bid‰n" autrement dit le pays des
blancs. Xavier Coppolani aura ˆ faire ˆ des tribus belliqueuses vivant de
rapines qui attaquent souvent les convois de marchandises traversant leur pays;
le trafic d'armes y est intense. Leurs guerriers, montŽs sur de rapides chevaux
soumettent rŽgulirement les populations de la rive droite du Fleuve SŽnŽgal ˆ
des rezzous meurtriers pour les piller et commettre d'horribles exactions. Au
nord de ce territoire que les franais appellent la Mauritanie il y a le
sultanat du Maroc. Plus ˆ l'est, c'est une ouverture de quelques centaines de
kilomtres sur le Sahara AlgŽrien suivie au sud par le Soudan pour atteindre la
rive gauche verdoyante du fleuve SŽnŽgal. A l'ouest la c™te atlantique limite
un territoire en majeure partie saharienne.
Les
annŽes 1904-1905.
C'est une vie
de cŽlibataire que Charles dŽcouvre ˆ Saint Louis. Maintenant, il n'a plus ˆ se
soucier d'avoir ˆ justifier ˆ tout moment ses allŽes et venues auprs d'une
hiŽrarchie pointilleuse. Il exerce des fonctions dans un cadre civil. Cette
libertŽ lui convient parfaitement.
Il reoit
chaque mois des nouvelles de la famille. Une des premires lettres d'EugŽnie
lui annonce en date du 4 dŽcembre la naissance de son troisime fils, quelques
semaines ˆ peine aprs son arrivŽe au SŽnŽgal . Cela lui rappelle aussi la
naissance de Jobic qu'il avait appris de la mme manire dans le mme pays!
Cette nouvelle naissance s'est bien passŽe. La mre et le petit Marcel se
portent bien. En l'absence du pre c'est la sage femme, Madame Julia Hauss, qui
a du faire la dŽclaration de naissance. Les tŽmoins sont deux employŽs de
mairie diligentŽs pour l'occasion. Au fil des mois, EugŽnie rassure Charles en Žcrivant que
la vie se passe normalement ˆ Vannes. Les garons se sont habituŽs ˆ leur
collge public, Jules Simon. Charles prŽvoit de faire bient™t sa communion
solennelle. Le petit Marcel grandit bien et atteint l'‰ge de six mois
sans encombres. Il a une bonne santŽ.
En cette annŽe
1905, les nouvelles du pays que reoit Charles sont donc plut™t bonnes. Joseph
est ˆ la Direction du GŽnie de Brest. Il a vantŽ ˆ son frre Charles les
avantages d'une telle situation qui lui permet d'aller souvent ˆ Paris pour les
affaires, comme il dit. Les sŽjours ˆ Paris ont bien d'autres avantages semble
t-il car Joseph est tombŽ amoureux d'une jeune parisienne ayant, selon ses
dires, les meilleures qualitŽs du monde. Le mariage est cŽlŽbrŽ le 5 octobre ˆ
Paris.
Charles envoie
rŽgulirement de ses nouvelles ˆ sa famille; quelques photos illustrent ses
Žcrits: le cadre de travail dans lequel il Žvolue et les rŽunions auxquelles
il participe. Les familles franaises installŽes ici sont trs liŽes. Charles y
est reu. Les dames sont aimables et bien intentionnŽes. On lui pose
des questions sur sa famille. Charles est " peu mondain" comme dit
EugŽnie. Ces questions ont le don de l'Žnerver car il se demande en quoi cela
peut les intŽresser vu qu'elles ne connaissent pas ses proches.
Charles prŽfre
se rŽunir avec d'autres coloniaux qui suivent de prs ce qui se passe dans le
pays. On Žvoque les perspectives d'avenir, les diffŽrents travaux publics en
chantier ˆ Saint Louis comme ˆ Dakar. Les nouvelles techniques de construction adoptŽes ˆ
Paris font l'objet de discussions animŽes qui passionnent Charles. Leurs
rŽunions se passent ˆ tour de r™le dans la "turne "de l'un des cŽlibataires
au beau milieu du quartier europŽen. De bons repas sont servis par des
domestiques indignes. En fin de repas, les plaisanteries entre garons fusent
ˆ qui mieux mieux.... On y parle aussi de politique. Les sujets de conversation
portent en particulier sur les progrs de la colonisation franaise en
territoire africain. Les conqutes annoncŽes rŽjouissent les uns et les autres,
fiers de la puissance grandissante de leur nation face ˆ l'Allemagne qui les a
humiliŽs en mil huit cent soixante dix. La colonisation se poursuit entre
l'AlgŽrie et le SŽnŽgal au prix de luttes sporadiques contre les tribus qui
refusent de se laisser dominer par l'armŽe franaise. Certains officiers bien
informŽs rapportent ˆ leurs camarades les faits et gestes du gouvernement local
et des bruits de palais du gouvernement de l'A.O.F. siŽgeant ˆ Dakar. Il y a
plus de nouvelles ici sur l'expansion de l'Empire Franais en Afrique qu'en
mŽtropole. On sait que Coppolani tente d'introduire la mŽthode "douce
"pour pacifier la Mauritanie. Certains, pour qui seule la manire forte
est efficace, se demandent si c'est vraiment la bonne faon d'agir. Le cours
des Žvnements semble leur donner raison quand, en ce mois de mai mil huit cent
cinq, la nouvelle de l'assassinat de Coppolani se rŽpand. On souponne que
l'assassin a agi pour protŽger des intŽrts crapuleux liŽs au trafic d'armes
qui se pratique dans ces territoires en relation avec quelques commerants peu
scrupuleux basŽs au SŽnŽgal. Ce tragique Žvnement met fin ˆ cette conqute en
douceur. Les autoritŽs franaises vont devoir procŽder avec plus d'Žnergie si
elles veulent s'assurer la maitrise des communications entre les diffŽrentes
colonies situŽes au nord et ˆ l'ouest du continent africain.
Partir
ou rester
au SŽnŽgal?
Les mois ont
passŽ. Le printemps 1906 est lˆ. Le dŽtachement de Charles se terminera
bient™t. Charles sait que sa prŽsence ici est apprŽciŽe d'autant plus que de
grands travaux d'intŽrts publics sont annoncŽs dans le pays qui se dŽveloppe
avec la ligne de chemin de fer Dakar-Niger. Une idŽe lui trotte alors dans la
tte. Il fait une demande de prolongation de mission auprs du haut
Commissariat des Travaux Publics. A sa grande satisfaction, la demande est
accueillie trs favorablement par les AutoritŽs.
Charles met
EugŽnie au courant des conditions dans lesquelles ils pourraient sŽjourner ici.
Il lui suffit d'accepter la proposition des AutoritŽs. Un peu inquiet de la
rŽaction d'EugŽnie, il vante les avantages indŽniables qu'il y
aurait ˆ accepter cette proposition. Charles se sentirait
bien seul de rester ici dans les conditions actuelles; il n'a comme seul
logement qu'une chambre qui lui sert de bureau dans les locaux du Haut
Commissariat. Il envoie une photo de son installation. Il Žcrit
aussi ˆ sa sÏur Marie comme pour officialiser une dŽcision qui n'est pas encore
tout ˆ fait prise en annonant son passage au pays ˆ partir du mois de juillet.
A l'annonce de
cette nouvelle, EugŽnie ne sait plus quoi penser. Par contre sa mre, Marie
StŽphan, n'a pas dÕhŽsitation. Elle n'y tient plus! Il faut absolument qu'elle
parle sŽrieusement ˆ sa fille. Celle-ci a vraiment l'air de vouloir
s'accommoder de sa vie actuelle sans voir plus loin que le bout de son nez.
Enfin, un jour, elle lui dit avec plus d'insistance que d'habitude:
" Il ne faut pas laisser seul ton homme trop longtemps ˆ la colonie"
Vous le savez, chers cousins, ce n'est pas la premire fois qu'EugŽnie entend
ce genre de conseil.
"Qu'est-ce que tu crois la mre!" rŽpond-t-elle
"Ma DouŽ, va t-en savoir ce qui va lui passer par la tte, ma fille!"
"Comment faire , tu ne me vois pas partir lˆ-bas si loin avec quatre
enfants, tout de mme!"
"Pourtant, il faut y penser, ma fille"
"Tu sais que le petit Marcel n'a pas encore un an!" rŽagit-elle avec
une certaine impatience.. Il est bien ici. Quelles maladies ne va-t-il pas
encore nous attraper dans ce pays? On raconte qu'il y a eu une ŽpidŽmie de
fivre jaune l'an dernier! Ç Dame, ce n'est pas bon pour les petits È
rŽplique EugŽnie qui, une fois de plus, ne voulait pas parler de a ce jour lˆ.
En tout cas il y a bien assez de soucis ˆ la maison pour ne pas avoir ˆ
imaginer une tel charivari."
"Il faudra en parler ˆ ton Žpoux, ma fille!" insiste la mre.
Lasse, EugŽnie veut bien discuter plus avant.
" En fait, il m'a dit dŽjˆ qu'on pourrait autoriser les familles ˆ
sŽjourner au SŽnŽgal qui est en paix."
EugŽnie hŽsite un peu "Il doit bien avoir envie que l'on vienne., Dame
oui, il ne conna”t pas Marcel" dit-elle dans un soupir.
Ah, quand mme! s'exclame Marie plut™t satisfaite de pouvoir se faire entendre.
Mais comment faire? Ca va cožter cher, on n'a pas les sous!" rŽpond
EugŽnie ,quelque peu irritŽe par l'insistance de sa mre
" Comme tu dis , ma fille, Charles ne conna”t pas son dernier nŽ. Il a,
quand mme, une dr™le de vie ce garon! Il n'a jamais beaucoup vŽcu avec ses
ainŽs. Tu sais comme il aime prŽsenter ses enfants ˆ la famille et aux amis.
C'est une fiertŽ pour lui." insiste Marie pour pousser sa fille ˆ demander
d'aller le rejoindre au SŽnŽgal si la prolongation de mission devait se faire.
N'en doutez pas, Chers Cousins, voilˆ comment EugŽnie se dŽcide enfin ˆ Žcrire
ˆ Charles pour lui dire combien elle aimerait tre avec lui ˆ Saint Louis.
Est-ce que la chose est autorisŽe par les autoritŽs militaires? Est-ce que l'on
pourrait y vivre en famille ?
Charles sait
que son statut de dŽtachŽ des cadres lui aurait permis de vivre ici avec sa
famille. Il ne l'avait pas envisagŽ en 1904 ˆ cause de lÕimminence d'une naissance mais dans
la situation actuelle, cela serait envisageable ˆ condition de prolonger le
sŽjour. Il faudra tout de mme pouvoir s'organiser pour rŽaliser un tel projet.
En rŽponse ˆ la
lettre d'EugŽnie, Charles ne sait pas mieux expliquer son total accord ˆ sa
venue ˆ Saint Louis qu'en envoyant ˆ EugŽnie une photo qui la salue en guise de
bienvenue dans cette lointaine contrŽe.
Les nouvelles
venant du pays sont bonnes. Joseph lui annonce l'arrivŽe prochaine d'un enfant
dans son foyer. Cette future naissance a incitŽ Joseph et Lucie ˆ se domicilier
ˆ Paris pour que celle-ci soit proche de sa famille au moment de la naissance.
Jean Baptiste est naturellement avec eux au domicile parisien de la rue du
Poteau. Il va ainsi mieux conna”tre la famille de Lucie qui accueille cet
enfant facile ˆ vivre comme un petit fils. Le changement de domicile vient ˆ
propos car Joseph envisage de retourner dans une colonie pour reprendre une
activitŽ professionnelle plus proche du terrain et amŽliorer sa compŽtence
professionnelle. Les allŽes et venues dans les ministres ne lui conviennent
plus. On y prŽvoit de grands travaux publics dans toutes les colonies. C'est
une grande ouverture sur le monde politique et industriel. Il a mme acquis une
certaine compŽtence dans le traitement des affaires qui pourra lui tre utile
par la suite au moment de son retour dans la vie civile. Les Žtudes
ministŽrielles font l'objet d'avant-projets qui sont repris pendant des mois
pour tre quelquefois abandonnŽs en fonction des contraintes financires ou
inspirŽes par un changement de la politique coloniale du moment. Joseph
aimerait tre plus directement impliquŽ dans la rŽalisation des projets.
Sa premire mission se terminant au SŽnŽgal, Charles revient au pays en juillet 1906. Il ne tarde pas ˆ organiser la vie des uns et des autres pour la pŽriode des dix-huit mois ˆ venir. Il lui faut trouver un moyen de permettre aux ainŽs de rester en France. Il n'est pas question qu'ils viennent au SŽnŽgal! Les garons doivent continuer ˆ poursuivre leurs Žtudes dans de bonnes conditions. Avec de l'instruction, ils pourront exercer un bon et solide mŽtier dans la sociŽtŽ civile. Charles est persuadŽ que les bonnes conditions sont remplies que si l'instruction est donnŽe par des professeurs compŽtents et autoritaires qui attachent autant d'importance ˆ l'instruction qu'ˆ l'Žducation. En l'absence de leur pre, l'apprentissage de la discipline est essentiel si on veut faire quelque chose de ces petits. Vu leur ‰ge et leur esprit d'indŽpendance cultivŽ chez les grands parents, il est temps de les mettre en de bonnes mains. Charles n'est pas loin de penser qu'il n'est pas mauvais pour les jeunes de manger de la "vache enragŽe". L'annonce de ce projet de voyage ne remplit pas de joie les garons conscients du fait que leur vie va changer. Ils expriment leur sentiment ˆ la manire des adolescents qu'ils sont: on veut les prendre en photo? Eh bien, ils se cacheront le visage sans que les parents s'en aperoivent!
Charles a tout
naturellement pensŽ au PrytanŽe militaire qui reoit les fils d'officiers ˆ
partir de la sixime. Cela ne peut concerner que Charlot pour la rentrŽe
scolaire de cette annŽe 1906. Les frais d'Žtudes sont importants car il s'agit
d'un internat. Charlot devra passer un concours d'entrŽe. Il faut espŽrer que
les discussions ˆ l'AssemblŽe Nationale sur la suppression des Žcoles
militaires ne va pas aboutir ˆ la fermeture du PrytanŽe souponnŽ de former des
cadres militaires peu favorables aux idŽes nouvelles concernant la la•citŽ.
MalgrŽ ces menaces de fermeture et bien qu'il soit plut™t acquis ˆ ces
nouvelles idŽes Charles fait la demande d'admission. La rŽponse est positive
accompagnŽe de l'attribution d'une bourse d'Žtude pour la durŽe des Žtudes. Si
la solution semble trouvŽe pour Charlot, il n'en est pas de mme pour Jobic et
Marguerite. La mre d'EugŽnie, qui a Ïuvre pour que ce voyage se fasse, accepte
de les prendre en charge pour les dix-huit mois que durera le sŽjour au
SŽnŽgal.
A soixante cinq
ans, Jean et Marie se prŽparent ˆ partir en maison de retraite ˆ Maisons
Alfort. Ce projet de sŽjour dans les colonies o il y a tant de maladies
dangereuses pour le petit Marcel les inquitent. Mais Charles les rassure en
leur donnant des prŽcisions sur les conditions de vie dans la colonie tout ˆ
fait semblables ˆ celles que l'on trouve en mŽtropole. Les raisons de cette
dŽcision ne leur Žchappent pas.
" Voilˆ enfin un bon projet ! Dame, il faut bien que Charles arrive ˆ une
bonne situation aprs l'armŽe pour pouvoir Žlever correctement ses grands
enfants" pensent-ils aprs rŽflexion.
Charlot entre au PrytanŽe.
Charlot , l'espigle, se souviendra longtemps du deux octobre mil neuf cent
six. C'est un jour o sa vie a ŽtŽ changŽe du tout au tout sans qu'il se soit
doutŽ dÕavance de ce qu'il aurait ˆ vivre dans les annŽes suivantes jusqu'ˆ son
‰ge adulte.
Ce jour lˆ, il est accompagnŽ de son pre. Ils ont pris le train pour aller de
Vannes ˆ la Flche, commune situŽe sur le Loir ˆ une quarantaine de kilomtres
en amont d'Angers. C'est la commune o se trouve sa future Žcole du PrytanŽe.
Pendant le voyage, son pre, habituellement silencieux, lui a fortement
recommandŽ de bien faire ce qu'on lui demandera. Il est un peu ŽtonnŽ de cette
insistance car il a toujours bien suivi les recommandations de ses professeurs.
Charlot est plut™t un bon Žlve qui obtient rŽgulirement de bonnes notes et a
mme reu souvent des mŽdailles de fin d'annŽe pour rŽcompenser son bon travail
en classe. Son pre lui explique aussi que si il continue ˆ bien travailler, il
pourra avoir un bon mŽtier qui lui plaise. Charles sait de quoi il parle, lui
qui a dž monter en grade ˆ force de volontŽ. Lui, de caractre si indŽpendant,
a du se soumettre ˆ des autoritŽs militaires exigeantes qui l'ont envoyŽ aux
quatre coins du monde pour la grandeur de la Nation.
.
Charlot a l'esprit vif. Il est partagŽ entre la curiositŽ de dŽcouvrir ce qu'on
lui rŽserve et la crainte de devoir quitter ce qu'il conna”t. Aprs avoir passŽ
le portique d'entrŽe de l'Žcole, le pre et le fils pŽntrent dans une immense
cour intŽrieure entourŽe de b‰timents de plusieurs Žtages qui ferment les
lieux. Un militaire, de sombre vtu, salue avec respect Charles et indique le
hall o Charlot est rŽceptionne.
C'est le moment
de se dire au revoir. "Portes-toi bien mon fils et fait bien ce que l'on
te dit". Un dernier regard ŽchangŽ entre eux avant de se sŽparer en dit
plus long que ce qu'ils peuvent exprimer vraiment. Les militaires qui
accueillent Charlot le vouvoient. Cela ne doit pas faire illusion. Ils lui
disent avec autoritŽ ce qu'il convient de faire; ils n'ont vraiment pas l'air
de supporter la contradiction. Les occupations prŽvues sont visiblement trs
organisŽes.
La premire formalitŽ
surprend beaucoup Charlot. On lui attribue sans explications le numŽro 6920 en
lui disant qu'il s'agit de son "tricule".
Il se demande bien ˆ quoi a sert. En fait, c'est un numŽro d'entrŽe, une
sorte d'acte de naissance dans la grande famille des Žlves passŽs au PrytanŽe.
Avant Charlot, il y a donc eu 6919 inscrits sur les registres de l'Žcole et
cela depuis l'annŽe mille huit cent quatorze. Ensuite, on lui remet les
vtements qu'il devra dŽsormais porter . Dans ce paquetage, le plus remarquable
est une vareuse bleu marine ˆ double rangŽe de boutons qui descend jusqu'aux
genoux. Elle est semblable ˆ celle que porte son pre. Ce qui le rŽconforte quelque peu. Mais
Charlot se sent de plus en plus isolŽ dans un milieu qu'il ne conna”t
dŽcidŽment pas.
On lui fait
rejoindre le groupe des nouveaux arrivants de mme ‰ge que lui. On leur dit de
se mettre en rang avant dÕaller au dortoir. Les enfants se regardent en silence
et osent ˆ peine se parler. Dame, ils ne se connaissent pas! La salle du
dortoir est trs longue. D'un cotŽ un mur aveugle fait face ˆ un mur, percŽ
d'une rangŽe de fentres Žtroites qui n'en finissent pas d'atteindre un plafond
trs haut. Deux rangŽes de lits placŽs en Žpis sont disposŽes de part et
d'autre d'une allŽe centrale. De petits placards sŽparent les lits. Au milieu
d'une rangŽe de lits, il y a une sorte de cabane carrŽe qui cache derrire ses
rideaux un grand lit et une table. Ceux qui ont un grand frre dans l'Žcole
chuchotent qu'il s'agit de la chambre du surveillant. Un rappel au silence les
invitent ˆ Žcouter les dispositions ˆ suivre dans ce lieu. Leur surveillant,
qui porte un kŽpi, dŽsigne ˆ chacun un lit. Ils devront rapidement mettre leurs
nouveaux vtements, ranger leurs affaires dans le placard de droite puis se
mettre au pied du lit avant de repartir en rang vers le "foy's". Ce lieu, attenant au rŽfectoire, rŽservŽ aux
Žlves, leur permet de passer habituellement quelques moments de pause aprs
avoir graillŽ. Lˆ ils sont accueillis
par les anciens, arrivŽs le matin mme. . . Sur le moment, il ne semble pas que
ce soit la dŽtente pour les nouveaux venus. Charlot n'est pas particulirement
heureux quand un ancien rŽclame ˆ voir le "piteux"
qui porte le matricule 6920.
"Que me veut-il celui-lˆ ", pense Charlot qui vient de se rappeler
qu'il s'agit de lui.
" Alors piteux, vous ne venez pas saluer votre pre" lui dit un grand
escogriffe, plein d'assurance.
"D'abord tu n'es pas mon pre! " rŽplique Charlot ŽtonnŽ qu'on le
vouvoie et qu'on lui dise une chose pareille. Il sentirait bien la colre
monter en lui. Mais on ne lui laisse pas le temps de la rŽflexion.
C'est toute une Žducation qui commenceÉ
" Dites donc piteux ! il faudrait apprendre les bonnes manires ici.
On n'a pas gardŽ les cochons ensemble que je sache! Vous me vouvoierez
dŽsormais comme je vous vouvoie ! Vous voyez!
"Dame, si tu le disÉpardon si vous le dites - c'est d'accord!" rŽpond Charlot qui commence ˆ prendre
conscience que sa condition d'arrivant ne lui permet pas des Žcarts de langage
"Gash, vous n'tes pas mon pre !"
"Piteux, tu es vraiment pŽnibleÉ alors, je n'ai jamais vu un piteux
pareil! Il faut encore que je vous explique quelque chose que vous retiendrez bien
dans votre petite tte: mon tricule
est le 6820 alors c'est comme a ici: je suis ton pre " lui dit-il en
tournant les talons." A bient™t, on se reverra È.
ÈJe ne sais mme pas comment il s'appelle ; il doit y avoir une logique
lˆ-dedans! se dit Charlot en rejoignant les autres piteux qui commencent ˆ comprendre qu'ici l'ambiance est vraiment
particulire par rapport ˆ ce qu'ils connaissent de l'extŽrieur. .
En fin d'aprs midi, le directeur de l'Žcole fait un grand discours devant les
Žlves rigoureusement alignŽs par classe d'‰ge dans la grande cour de l'Žcole.
C'est le gŽnŽral de division Malafosse. Cet homme est imposant; il est dŽcorŽ
de nombreuses mŽdailles et sa voie rŽsonne entre les hauts murs de l'Žcole.
PlacŽ o il est Charlot le voit ˆ peine. Mais il l'entend bien. La conclusion
du discours s'adresse aux arrivants. Elle retient son attention
" Brutions vous tes, Brutions vous resterez!"
"Vous savez ce que a veut dire Brution? Comment a s'Žcrit?"
chuchote Charlot ˆ son voisin.
Aprs une courte hŽsitation pour voir si on ne le surveille pas, le voisin
rŽtorque: prŽcipitamment. " D'abord, on se tutoie entre nouveaux. Et puis
ensuite c'est comme a qu'on s'appelle maintenant. "
Plus tard , ils deviendront de bons camarades É
En vogue pour le SŽnŽgal :
Peu de temps aprs l'entrŽe de Charlot au PrytanŽe, la date du voyage au
SŽnŽgal se prŽcise. Pour EugŽnie, c'est l'aventure! Elle n'a jamais quittŽ
Vannes sauf pour de rares visites ˆ la famille dans le Morbihan. Mais EugŽnie
n' a pas froid aux yeux. Elle est bien dŽcidŽe ˆ obtenir ce qu'elle veut pour
assurer ˆ Marcel des conditions de voyage "correctes" comme elle dit.
C'est beaucoup moins aventureux qu'elle ne le craignait. En effet, ds leur
arrivŽe ˆ Bordeaux o ils embarquent sur un paquebot de la Compagnie des
Chargeurs RŽunis, Charles retrouve une ordonnance. Ce domestique militaire
attachŽ ˆ la personne de Charles Pleyber est chargŽ de rŽsoudre tous les
problmes pratiques de la vie quotidienne de son officier. Il a ŽtŽ bien
choisi. Il accomplit ses t‰ches avec discrŽtion. Il est mme aux petits soins
de Madame qui s'habitue trs vite ˆ une situation qui lui convient
parfaitement! La surveillance d'un enfant en bas ‰ge n'est pas habituelle pour
l'ordonnance mais, aprs quelque apprŽhension, EugŽnie a vite fait de la mettre
au courant des bonnes pratiques et de vŽrifier que l'on suit bien ses
recommandations.
L'arrivŽe ˆ
Dakar vient comme une libŽration car le voyage au large du Sahara a ŽtŽ trs
pŽnible. EugŽnie n'avait jamais connu une telle chaleur. La tempŽrature devient
plus clŽmente ˆ l'approche des c™tes du SŽnŽgal. Le ciel est clair en cette
saison sche. Il faut en profiter car c'est la saison la plus agrŽable pour
vivre dans le pays. La surprise sera grande pour EugŽnie quand viendra l'ŽtŽ
avec l'arrivŽe de la saison humide. Les pluies torrentielles pourrait bien
faire regretter le si lŽger crachin breton.
En attendant de
conna”tre les caprices d'un climat subtropical, EugŽnie va dŽcouvrir la vie et
les mÏurs de la colonie franaise implantŽe au SŽnŽgal.
Aprs leur
dŽbarquement ˆ Dakar, capitale de l'A.O.F., Charles et sa famille ont du
prendre le train pour s'installer ˆ Saint Louis, capitale du SŽnŽgal. La
distance qui sŽpare les deux villes est de deux cent cinquante kilomtres. Ce
n'est pas ˆ la porte d'ˆ c™tŽ mais le voyage n'est pas trop pŽnible : on
peut s'abreuver de quelques boissons fraiches au bar. La ligne de chemin de fer
est proche du bord de l'ocŽan o la tempŽrature de l'air est tempŽrŽe tant que souffle
le vent venant du grand large. C'est le cas pour ce voyage. C'est une chance
car en d'autres circonstances l'Harmattan, vent de sable venant de l'intŽrieur
du continent, aurait pu saupoudrer des voyageurs de la tte aux pieds en les
transformant en autant de pierrots sous la lune. A la fin du voyage , le train
traverse un bras du fleuve SŽnŽgal avant d'atteindre le terminus.
Saint Louis
n'est pas Venise mais l'eau y est partout prŽsente. Les trois iles qui la
composent semblent avoir ŽtŽ formŽes par les caprices d'un fleuve ayant dŽcidŽ
de se diviser en trois bras longeant l'ocŽan. Le fleuve SŽnŽgal n'est pas
pressŽ de se mŽlanger ˆ l'eau salŽe, semble-t-il, car il prend le temps de
s'Žcouler majestueusement avant d'affronter l'ocŽan en s'appuyant longtemps sur
l'ile c™tire. L'embouchure est formŽe par une brche dans celle-ci; ˆ cet
endroit le phŽnomne de la marŽe montante semble confirmer un certain refus des
deux masses d'eau de se mŽlanger par la formation d'une barre de contestation.
Gare aux navigateurs imprudents qui s'y trouvent ˆ ce moment lˆ!
A leur descente
du train, Charles et EugŽnie peuvent apercevoir une immense Žtendue d'eau; ce
n'est pas la mer. Il s'agit du bras principal du fleuve SŽnŽgal qui coule
majestueusement en bordant l'ile sur laquelle ils se trouvent. Les arches du
pont Faidherbe s'alignent les unes aux autres pour enjamber le fleuve sur
quelques centaines de mtres et conduire sur une deuxime ile situŽe vers le
couchant.
Pendant que
Charles s'occupe de faire prendre leurs bagages, EugŽnie s'approche de la
berge. La vue de ce pont la laisse perplexe : elle voit de nombreux piŽtons
immobiles qui semblent vouloir aller sur l'ile d'en face..Il y a dž y avoir un
accident. En effet, l'une des arches de ce pont est compltement de travers.
"Que font
ces gens lˆ s'ils ne peuvent pas traverser le fleuve ? È se demande
EugŽnie.
Elle ne manque
pas de faire part de son Žtonnement ˆ Charles ˆ son retour. Celui-ci s' amuse
fort de la voir se poser une telle question.
" C'est
normal" lui dit-il.
"Normal
comment?" rŽplique t-elle
"Attends
un peu pour voir ce qui se passe" rŽpond Charles le taquin.
Les bagages ne
sont pas lˆ. Ils leur faut attendre d'tre rejoints par les porteurs pour tre
sžrs que tout soit bien rŽcupŽrŽ. On n'est jamais assez prudent!
L'instant
d'aprs, ils entendent la sirne d'un bateau ˆ vapeur qui s'avance sans
hŽsitation vers le pont et le franchit sans encombre ˆ l'endroit o il semblait
tre cassŽ. Puis, tout simplement, l'arche "rebelle" s'aligne avec
les autres pour refermer un pont dŽsormais fonctionnel qui permet aux nombreux
passants de rejoindre la terre ferme.
"Eh
bien, tu es rassurŽe maintenant?" dit Charles avant de se diriger vers
l'h™tel o ils peuvent enfin se remettre des fatigues du voyage. EugŽnie ne
rŽpond pas. Elle est ˆ la fois agacŽe et amusŽe par son coquin de mari qui aime
bien se moquer d'elle de temps en temps.
Le
choix du logement
Aprs quelques
jours passŽs ˆ l'h™tel, Charles peut faire visiter ˆ EugŽnie le logement qu'il
a retenu pour eux afin qu'elle puisse dire si cela lui convient. C'est une
femme qui est propriŽtaire. Celle-ci est sur place; elle les accueille avec
bien des Žgards.
"Voilˆ
quelqu'un de pas ordinaire " se dit EugŽnie. La dame ne manque pas
d'ŽlŽgance. La manire extravagante de s'habiller et l'assurance avec laquelle
cette personne s'exprime montrent qu'il s'agit d'une personne tout ˆ fait
consciente de son rang social ŽlevŽ. EugŽnie se souvient alors que Charles lui
avait parlŽ de l'originalitŽ de la propriŽtaire; sur le moment elle n' y avait
pas vraiment fait attention. C'est une Signare. Cela vaut bien une explication,
chers cousins:
Les
Signares
Les Signares
sont trs diffŽrentes du reste de la population pour des raisons historiques.
Elles sont les descendantes d'unions libres contractŽes par le passŽ entre des
filles de l'aristocratie locale et des colons fortunŽs et si possible titrŽs.
Initialement portugais, souvent de religion israŽlite, ces premiers colons
furent suivis par des franais, souvent de religion catholique. Pour ces
colons, on avait inventŽ et admis Ç le mariage ˆ la mode du pays" qui
durait le temps du sŽjour en colonie du mari. Le dŽpart de ces "maris
furtifs" n'Žtait pas forcŽment un drame immense car les femmes hŽritaient
de tous les biens restŽs au pays. D'origine SŽrre,
Wolof ou Lebou, il Žtait difficile pour ces Žpouses dŽlaissŽes de
reprendre place dans la sociŽtŽ traditionnelle qui ne les reconnaissait plus
comme Žtant des leurs. Sans la prŽsence d'un mari elles gardent un train de vie
aisŽ qui les distingue du reste de la population. Leur surnom de
"Signares", inspirŽ de la langue portugaise, rŽsonne comme un titre
de noblesse aux yeux des europŽens.... Ds 1819, une Žcole est ouverte ˆ leurs
descendantes par les premires missionnaires catholiques arrivant au SŽnŽgal.
Ce sont les sÏurs de Saint Joseph de Cluny qui entreprennent cette action
d'Žducation. Au fil des dŽcennies, ces" filles de la haute" forment
une caste de l'aristocratie mŽtisse bien dŽterminŽe ˆ conserver ses
prŽrogatives. RegroupŽes sur l'ile de GorŽe pour fuir les guerres coloniales,
elles continurent ˆ gŽrer et ˆ faire fructifier leurs biens situŽs sur le
continent. Elles sont instruites ; ce qui leur ouvre l'esprit. Disposant de belles
rentes, elles semblent avoir oublier les sages conseils des missionnaires pour
mener grande vie. Depuis des dizaines d'annŽes, elles ont coutume de donner de
somptueuses ftes dans une ambiance sensuelle fort apprŽciŽe par quelques
occidentaux esseulŽs. Quoiqu'il en soit, cette vie sociale intense n'empche
pas les Signares de s'occuper directement de leurs affaires.
C'est donc une
de ces Signares qui accueille Charles
et EugŽnie pour la visite. Le geste est ample et la parole volubile. La maitrise
de la langue franaise est parfaite. Le rire fuse pour un oui ou un non. Aprs
quelques paroles de bienvenue au pays sŽnŽgalais et aprs s'tre inquiŽtŽe des
fatigues occasionnŽes par un si long voyage, cette belle dame entreprend de
"faire l'article" comme on dit:.
" Ce
logement devrait vous plaire, Madame Pleyber! " proclame la propriŽtaire
avec assurance.
ƒtonnŽe d'tre
interpellŽe de la sorte EugŽnie hausse les sourcils sans rŽpondre et regarde
Charles qui lui sourit.
" Vous
savez, Madame, ce logement a ŽtŽ habitŽ par le colonel Lyautey lui-mme"
insiste madame la Signare
"
N'oubliez pas, Madame: ˆ son prochain voyage, dites bien ˆ ce colonel que ce
logement a ŽtŽ occupŽ par le lieutenant Pleyber" lui rŽtorque Charles qui
ne croit un seul mot ˆ une telle blague.
Madame la
Signare Žclate dÕun grand rire en guise d'acquiescement. On rit bien mais
EugŽnie ne perd pas le nord. Elle demande quelques prŽcisions sur les
commoditŽs du lieu et sur le cožt de la location. Les rŽponses donnŽes la
satisfont. L'accord passŽ, la propriŽtaire reste tout aussi prŽvenante et leur
dit de faire appel ˆ elle pour tous renseignements utiles. Elle propose mme de
leur trouver une nounou pour Marcel et un boy pour faire les courses. A la
rŽflexion, la recommandation de domestiques par cette personne est bien
prŽcieuse car elle a pignon sur rue . Aussi EugŽnie se rŽsout ˆ accepter
l'offre. Mais ˆ qui aura t-elle donc ˆ faire?
Joseph
s'installe ˆ Dakar:
A la fin de ce
mois de dŽcembre 1906, Charles et EugŽnie viennent donc de s'installer dans
leur logement. Ils apprennent alors l'arrivŽe de Joseph ˆ Dakar. Celui-ci pense
pouvoir leur rendre visite bient™t. Mais ce ne sera pas pour tout de suite.
En effet,
Joseph leur prŽcise qu'il devra sŽjourner ˆ Dakar o l'attendent de nombreux
travaux. Il occupe le poste de chef du Service des B‰timents aux Travaux
Publics du SŽnŽgal. Le Directeur de Travaux Publics l'a accueilli avec grande
sympathie. Les services qu'il a rendu au cours de ses sept sŽjours aux colonies
sont connus. Il excelle particulirement dans le domaine de construction de
b‰timents, devenu sa spŽcialitŽ.
Il le charge de
suivre l'exŽcution en cours des travaux de construction du casernement des
Douanes. Il devra dŽs que possible, concevoir et parachever les installations
accessoires et les ouvrages extŽrieurs du nouvel h™tel de ville du Gouverneur
GŽnŽral de l'A.O.F. D'autres projets sont dans l'air. Il devra diriger
l'Žquivalent d'une vŽritable agence de construction avec les contraintes
administratives auxquelles il s'est habituŽ dans ses missions passŽes. Charles
sait qu'il lui faudra beaucoup d'Žnergie et de savoir faire pour assurer les
taches qui lui sont confiŽes. Il est vrai que Joseph est prŽparŽ pour s'adapter
ˆ une situation caractŽrisŽe par des ressources trs faibles et une faible
qualification de la main-dÕÏuvre du pays. Son passage au Soudan, sept annŽes
auparavant, l'avait conduit ˆ Žcrire un ouvrage, ŽditŽ en 1903, donnant les
rgles pratiques de construction utilisant les ressources naturelles du pays.
Heureusement l'industrialisation du SŽnŽgal offre des moyens moins
rudimentaires pour prŽvoir des b‰timents publics! Le bŽton armŽ est roi. Joseph
n'est pas dŽpourvu d'imagination pour arriver ˆ imposer de rgles
d'architecture de qualitŽ.
La
sociŽtŽ coloniale
EugŽnie
dŽcouvre que les coloniaux et leurs familles vivent dans des quartiers ŽdifiŽs
ˆ leur intention. Les taches mŽnagres lui sont grandement facilitŽes par la
mise ˆ disposition des domestiques prŽsentŽs par la propriŽtaire Ces derniers viennent d'un quartier indigne proche
de la ville. EugŽnie a plut™t une bonne impression de la nounou choisie pour
Marcel. C'est sans doute un bon choix! Effectivement, cette nounou se montre
entirement dŽvouŽe ˆ son petit ma”tre qui ne se prive pas de lui en faire voir
de toutes les couleurs! Peu importe: quand elle vaque aux diffŽrentes taches
mŽnagres, elle continue ˆ surveiller du petit en l'embarquant dans un
balluchon nouŽ sur le dos.. Mme si les taches sont nombreuses et
variŽes, le travail est toujours bien fait. Madame trouve cependant qu'il faut
bien du temps pour faire quoi que ce soit! Tout de mme, la tempŽrature ŽlevŽe
ne porte pas ˆ faire les choses dans la prŽcipitation. EugŽnie finit par
adopter ce rythme de vie bien qu'elle soit habituŽe ˆ agir "vite fait,
bien fait sur le gaz". La jovialitŽ de la nounou fait merveille; elle
apporte une certaine fraicheur dans les relations ce qui fait oublier la
lourdeur du climat. Le boy remplit ses fonctions avec beaucoup de diligence.
Le logement est
relativement bien placŽ . Une terrasse domine les maisons avoisinantes.
L'ameublement plut™t sommaire, n'a rien d'exotique. Il est analogue ˆ ce qui se
fait en mŽtropole. On tient salon chez soi ˆ l'abri du soleil. Les serviteurs,
qui ne comprennent pas toujours de quoi parle ces dames, se tiennent
constamment ˆ proximitŽ prs ˆ faire rŽpondre avec diligence aux demandes de
leur maitresse.
La vie sociale
de Saint Louis est remplie d'obligations diverses qui maintiennent d'Žtroites
relations entre les membres de la communautŽ europŽenne. Dame! les hommes ont
une position importante qu'il convient de tenir avec dignitŽ. Les dames de la
colonie et leurs enfants ne sauraient sortir dans une tenue nŽgligŽe. Le
contraste avec l'habillement ample et colorŽ des sŽnŽgalaises est frappant.
Certains indignes se demandent pourquoi ces dames ont besoin de mettre des
chaussures, de se serrer le corps dans des tenues sombres qui les Žtouffent ou
encore de mettre d'incroyables chapeaux qui ne rŽsistent pas au moindre coup de
vent. Le plus Žtonnant est que ces dames s'arment souvent d'une ombrelle. C'est
pour protŽger le chapeau d'un coup de soleil prŽtendent certaines jeunes filles
du pays moins respectueuses des blancs que leurs ainŽes.
De belles
rŽceptions sont donnŽes par Gouvernement GŽnŽral du SŽnŽgal : Ernest Roume
en son nouveau palais..
Les familles se retrouvent souvent en compagnie de ce personnage qui finit par
conna”tre tout le monde demandant courtoisement des nouvelles des uns et des
autres. Ces contacts sont plut™t flatteurs. Le gouverneur prŽside de nombreuses
manifestations publiques. La commŽmoration de la prise de la lointaine Bastille
est ftŽe avec faste.Les
dŽfilŽs militaires permettent d'admirer les tirailleurs sŽnŽgalais qui sont
applaudis par une foule bigarrŽe mŽlangeant blancs et noirs au coude ˆ coude
En
rendant visite aux sŽnŽgalais:
Le travail de
Charles lui laisse du temps libre pour visiter la pays. EugŽnie est curieuse de
mieux conna”tre la ville. Un jour, ils dŽcident de faire le tour des
quartiers : ils se rendent ˆ Shor en empruntant une calche conue ˆ la
mode de Saint Louis. Il s'agit d'une voiture ˆ cheval conduite par un boy. On
fait une photo devant l'Žglise. Marcel est heureux de
pouvoir s'accrocher ˆ l'arrire pour contempler ˆ son aise le paysage.
L'omniprŽsence
de l'eau invite naturellement nos bretons ˆ faire du bateau. La majestŽ du
fleuve SŽnŽgal en impose. Le courant est important. On peut tout de mme
naviguer en pirogue. Ce moyen de navigation est utiles par les pŽcheurs qui
rivalise d'adresse dont ils font une dŽmonstration chaque annŽe au cours de
joutes organisŽes entre pêcheurs. Plus tranquilles, nos coloniaux ne
refusent pas de monter ˆ bord mais seulement pour le temps d'une photo en
restant prs de la rive!
De longues
excursions dans le pays peuvent tre organisŽes. Les voies de chemins de fer
existantes ne relient que les centres de productions cŽrŽalires aux ports. On
vient de commencer la construction d'une ligne Dakar-Kayes ˆ l'est du pays sur
la rive du fleuve SŽnŽgal. En attendant la mise en service de cette ligne, il
existe un moyen trs agrŽable qui consiste ˆ emprunter la navette fluviale qui
relie Saint Louis ˆ Kayes. On peut voir ainsi en toute tranquillitŽ voir
dŽfiler un paysage magnifique en Žvitant de subir la chaleur qui rgne sur
terre. (
embarcadre.) L'intŽrieur du pays est habitŽ par diffŽrentes
communautŽs, repliŽes sur elles mmes, qui commencent ˆ s'ouvrir ˆ la sociŽtŽ
coloniale par le commerce des productions cŽrŽalires. Dans les campagnes, les
visiteurs blancs intriguent les indignes par leur faon s'habiller, leur
manire de parler entre eux ˆ voix basse et mme de se dŽplacer. Ils font
partie d'un monde qu'ils ignorent et qui leur fait peur. La rŽciproque est
vraie: de leur cotŽ, les visiteurs europŽens ont l'impression de pŽnŽtrer un
monde inconnu dans lequel ils ne pourraient pas vivre. De part et d'autre la
mŽfiance l'emporte sur la curiositŽ. Ils se regardent de loin ( femmes noires
Il a ŽtŽ
commode pour les europŽens de rassembler les populations habitant ˆ l'est du
fleuve SŽnŽgal sous un mme nom. Le simple dŽplacement ˆ l'intŽrieur du pays
fait prendre conscience de la diversitŽ des ethnies prŽsentes sur ce
territoire. La population du nord du SŽnŽgal est en majeure partie composŽe de
trois ethnies. Il y a les Wolofs. Ils s'appellent Sall, Faye, Diagne, Mbacke,
ndiaye. La plupart sont cultivateurs, spŽcialisŽs dans la cultures de
l'arachide. Ils se reconnaissent ˆ une certaine ŽlŽgance naturelle que leur
confre une stature ŽlancŽe. Ils sont de religion musulmane. Charles et EugŽnie
ont de la chance car la nounou de Marcel, d'origine Wolof, est comme toute les
femmes de cette origine, rŽputŽe comme Žtant un cordon bleu. Mais cette ethnie,
la plus importante en nombre dans le nord du SŽnŽgal n'est pas la seule. A cotŽ
des Wolofs, on peut citer le SŽrres. Ils sont rŽputŽs pour leur force et garde
la rŽputation d'avoir ŽtŽ des guerriers redoutables. La lutte sŽrre trs
rŽpandue dans le pays est l'occasion de tournois quÕ enflamment les foules. La
majeure partie des SŽrres est de religion musulmane tandis que l'autre partie
est de religion catholique, ayant ŽtŽ parmi les premires communautŽs
ŽvangŽlisŽes au SŽnŽgal. C'est dans leurs rangs que l'on compte le plus grands
nombre de gens instruits du fait de leur accs plus aisŽ ˆ l'instruction donnŽe
par les Žcoles catholiques. La troisime composante des populations du nord est
formŽe par les LŽbous; c'est un peuple de pŽcheurs repliŽ sur lui mme. Les
LŽbous habitent la cote ouest du nord au sud. Ces sont les champions qui
s'expriment avec talent dans les courses de pirogues qui opposent chaque annŽe
les pŽcheurs du nord et les pŽcheurs du sud.
C'est un
vŽritable casse-tte pour nos bretons de savoir l'origine des indignes qu'ils
ont ˆ c™toyer. En effet, il y a, en dehors de ces trois ethnies restŽes
regroupŽes, bien d'autres qui ont ŽtŽ dispersŽes dans tout le pays. Ce sont
souvent des immigrŽs chassŽs de chez eux par des envahisseurs les massacrant ou
les rŽduisant ˆ l'esclavage. Il est difficile de les dŽcrire toutes. Mais
quelques noms bien connus rŽsonnent dans la tte des coloniaux comme ceux des
Toucouleurs, les Peuhls ou des SarakolŽs originaires des pays voisins du
SŽnŽgal et ˆ qui les troupes franaises avaient du s'opposer pour prendre la
maitrise de l'ouest africain.
Retour
au pays:
L'annŽe 1908
est celle du retour au pays. Les perspectives de l'avenir sont radieuses. Cette
fois-ci Charles est bien dŽcidŽ ˆ faire valoir ses droits ˆ la retraite pour
s'installer comme architecte ˆ Vannes. C'est un changement de cadre de vie pour
Jobic; il vient d'tre admis au prytanŽe de la Flche o il a rejoint son frre
au dŽbut de l'annŽe.
Aprs une
escale ˆ Lisbonne, o ils jouent aux touristes, Charles, EugŽnie et Marcel
retrouvent leur terre natale o les attend une nouvelle vie loin des tracas de
la condition de militaire...